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Jonathan grimace alors que la voix de Sorci grimpe encore d’un octave et que le vampire lui montre les crocs pour ce qui est sans doute la vingtième fois de la soirée.

Le jeune homme ne sait même plus vraiment comment la dispute a commencé. La soirée avait pourtant bien débuté: ils avaient dîné sur la terrasse du manoir -du moins, Jonathan avait dîné pendant que Sorci l’attendait- avant de partir explorer les terres attenantes à la demeure du comte Dracula. L’humain, qui n’avait pas encore eu l’occasion de tout visiter, avait été ravi de la proposition de son compagnon de lui montrer les coins les plus reculés du domaine. 

De même, la promenade avait été tout ce qu’il y a de plus agréable: ils avaient discuté de tout et de rien, Sorci avait trouvé de quoi se nourrir et la curiosité de Jonathan avait été rassasiée. 

Et tout d’un coup, sans que le jeune homme comprenne pourquoi, son compagnon s’était mis à crier et s’agiter en tous sens. Est-ce parce qu’il a encore évoqué l’idée du mariage? Ou bien son désir de quitter temporairement la Transylvanie pour le travail? Oh, peut-être que cela vient du fait qu’il a osé dire qu’il aime le vampire qui marche à côté de lui.

Jonathan ne sait pas vraiment. Il faut dire que Sorci est du genre à s’emporter excessivement vite à propos de détails futiles. La plupart du temps, le clerc de notaire arrive à faire abstraction. Satine lui a appris que ça ne sert à rien de rentrer dans le jeu du vampire blond. Le plus simple est de hocher la tête de temps à autre en s’excusant mollement.

Mais aujourd’hui, Jonathan n’a pas envie de se laisser faire.

Alors lui aussi commence à élever la voix. Et plus il parle fort, plus la voix de Sorci part dans les aigus et les grognements incompréhensibles. 

Ils sont désormais près du lac qui marque la frontière du territoire du comte et voir ses bottes se couvrir peu à peu de boue semble enrager d’autant plus le vampire. Il se rapproche soudain de son cadet, le visage déformé par la colère.

En voyant l’éclat de ses canines apparaître une fois de plus au clair de lune, Jonathan pense brièvement que l’autre va le mordre. Son corps réagit d’instinct et il repousse brutalement Sorci. Ce dernier recule et la rage fait place à la surprise quand ses pieds se prennent soudain dans une racine. 

Jonathan, les yeux écarquillés, ne peut que le regarder basculer vers l’arrière et disparaître dans le lac avec un cri étranglé. Il n’a même pas le réflexe d’essayer d’attraper son compagnon, tout s’est passé trop vite pour lui. Une gerbe d’eau s’élève vers le ciel, puis le calme revient.

Quand le silence s’éternise, l’humain sent la peur naître en lui. Incertain, il s’avance vers la berge, à la recherche du moindre signe de “vie” du blond. 

Mais il n’y a rien. Pas même des bulles qui remontent à la surface.

Pendant quelques secondes, le jeune homme pense que le vampire se moque de lui, qu’il a réussi à sortir de l’eau sans que Jonathan ne le voit et qu’il est maintenant tapi quelque part, prêt à faire payer son geste à son amant.

Puis un souvenir remonte dans l’esprit inquiet de l’humain.

L’eau des lacs et des rivières est nocive pour les vampires. Si Sorci est bel et bien tombé là-dedans…

-Oh mon Dieu, bafouille le clerc de notaire. Ne me dites pas qu’il est mort.

Déjà, il peut sentir son coeur s’emballer dans sa poitrine à cette idée. Sorci n’a pas vraiment pu y rester, si? Mourir à cause d’une dispute aussi puérile, c’est trop ridicule pour lui, pas vrai?

Mais force est de constater qu’il ne reparaît plus à la surface. Jonathan, qui sent la panique s’installer, commence à longer la rive, hélant le nom de son amant à pleins poumons.

-Ce n’est pas possible, pas possible du tout, mon Dieu, qu’ai-je fait? continue-t-il de baragouiner.

Au-dessus de sa tête, les nuages cachent désormais la lune et la dernière source de lumière dont disposait le jeune homme disparaît ainsi.

Il est maintenant perdu au fin fond d’un territoire qu’il ne connaît pas, où vivent tout un tas de créatures assoiffées de sang, au beau milieu de la nuit. Et il a aussi probablement tué l’homme qu’il aime.

Merveilleux.

-Et en même temps, pourquoi est-ce que tu dois toujours t’énerver quand on parle de sentiments? Tu peux me dire? crie Jonathan, à personne en particulier, étant donné qu’il est seul ici.

Au loin, le hurlement d’un loup lui répond. L’humain espère que c’est le comte qui a entendu sa détresse et vient à son secours. Mais… et si Dracula voulait venger la mort -aussi accidentelle soit-elle- de l’un de ses compagnons?

Désormais, Jonathan tremble. De peur, de froid, de chagrin, il ne sait pas vraiment. Sorci est mort et Dracula va le vider de son sang en représailles.

-Et tout ça, c’est de ta faute, Sorci! scande-t-il une dernière fois.

-C’est toi qui m’a poussé! rétorque aussitôt une voix qu’il reconnaît sans mal.

En baissant les yeux, Jonathan peut apercevoir le vampire qui s’extirpe tant bien que mal de l’étreinte du lac. Ses cheveux sont plaqués sur son front par l’eau, sa chemise pend sur une de ses épaules et ses bottes émettent un son de succion fort déplaisant à chaque fois qu’il pose un pied par terre.

Il a l’air… piteux.

Piteux mais vivant.

Jonathan retrouve aussitôt sa capacité à respirer et, sans réfléchir, il se précipite pour aider le vampire. Quand il parvient à ramener l’autre au sec, Sorci se laisse tomber dans l’herbe sans cérémonie, haletant.

-J’ai cru que… On m’a dit que l’eau courante… Et… Et l’eau des lacs… s’étrangle l’humain, qui ne sait plus où donner de la tête.

-Je vais pas te mentir, répond Sorci entre deux hoquets qui lui font cracher de pleines gorgées d’eau, c’est pas agréable. Mais c’est pas mortel. Tu seras gentil de pas recommencer du coup...

-Désolé, excuse-moi, je n’ai vraiment pas fait exprès, continue de s’étrangler Jonathan.

Sans réfléchir, il attrape le poignet de Sorci et le serre dans sa main, à la recherche du pouls de son compagnon. Ce dernier le laisse faire, trop sonné pour comprendre, avant que la réalisation ne s’inscrive sur leur visage à tous les deux.

Presque immédiatement, le vampire explose de rire. Jonathan partagé entre l’embarras et l’amusement, finit par l’imiter, plus discrètement bien sûr.

Puis, sentant que c’est le bon moment, il se penche vers le blond encore allongé par terre et pose chastement des lèvres sur les siennes. Sorci se laisse faire de bon cœur, ses crocs appuyant avec délicatesse sur la bouche de l’humain.

-Ne hurle pas, mais je vais encore dire que je t’aime, chuchote Jonathan.

Le vampire semble prêt à protester, avant que son regard ne glisse vers le lac en contrebas. Un sourire mutin fleurit sur son visage et il fait mine de prendre peur.

-Ok, ok, si tu veux, mais par pitié, me jette plus à la flotte! 

Le rire de Jonathan s’accentue et il secoue la tête.

-Je t’aime, répète l’humain. Même si tu es un crétin qui a peur de l’eau.

Une fois de plus, Sorci ouvre la bouche pour riposter, mais Jonathan le fait taire d’un nouveau baiser.

Du coin de l'œil, le jeune homme aperçoit une masse sombre, à la lisière de la forêt. Un loup y est assis, les observant avec calme.

Voyant que finalement, tout va bien, le comte Dracula le salue d’un signe de tête et s’enfonce à nouveau dans les ombres.